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Un Islam ré enchanteur contre le Capitalisme

Un Islam ré enchanteur contre le Capitalisme

Cet article a été rédigé suite à la sollicitation de nos amis Chrétiens, de l’Institut de théologie & Politique : Befreiungstheologisches Netzwerk (Münster, Allemagne), à l’occasion de la sortie du livre : « L’église contre le capitalisme » (Franz Segbers / Simon Wiesgickl (Hrsg.) - Diese Wirtschaft tötet - In Kooperation mit Publik-Forum) :

Un Islam ré enchanteur contre le Capitalisme

BARAKA / Février 2015

Malek El-Shabazz (Malxom X), en prière - Artiste : Intifada Street  - Traduction "priez tout ce que vous voulez, mais cesser d'être la proie"

Le Capitalisme : idolâtrie et sacrifice du vivant

Le capitalisme est présenté comme une évolution naturelle, voire presque l’aboutissement, de nos glorieuses civilisations occidentales…Si quelques failles sont pointées du doigt, elles amènent dans le meilleur des cas à esquisser une réforme, mais jamais à le remettre radicalement en cause, tant il est intrinsèque à l’idée que l’Occident se fait de lui-même.

 

Cette idéologie fonctionne avec toute une série d’idées concomitantes, érigées en dogmes indiscutables comme l’Etat Nation pour ne citer que lui. Plus qu’une évolution darwinienne de nos sociétés, c’est le fruit d’une vision du monde particulière, et donc de choix. C’est en Europe que théologiens, philosophes et scientifiques penseront ce qui va devenir la modernité occidentale, qui malgré des contradicteurs, s’imposera et gagnera en puissance aux cours des siècles. Une de ses caractéristiques est le désenchantement du monde. Max Weber est le premier à employer ce terme pour expliquer la rationalisation croissante de toutes les caractéristiques de la société, qui a entraîné une désacralisation du monde.

 

Pour Mohamed Taleb, philosophe algérien, le « désenchantement du monde, ou pour être plus juste, de notre rapport au monde, est constitutif du capitalisme et de la modernité marchande qui domine depuis 500 ans. Il faut distinguer deux types de langages, deux chemins de connaissance pour accéder à la réalité : le logos et le mythos. Le désenchantement du monde est intimement lié à la dévalorisation du mythos, à sa répression, à son refoulement, à sa manipulation (…). Cette « marginalisation de l’imaginaire au profit d’un ordre social et culturel dans lequel le logos exerce un pouvoir sans partage  est au cœur non seulement de la crise de l’environnemental, mais aussi de la crise de l’environnement intérieur »1

 

Voici donc venir le règne d’un rapport au monde déséquilibré, qui n’accueille plus d’autres subjectivités…

 

« Le mot désenchantement, en allemand : Entzauberung, si on le traduit littéralement, signifierait que les objets, dans le monde moderne, sont dépouillés de toute aura magique, de tout sens merveilleux, que la nature ou le cosmos, en d’autres termes, deviennent un monde d’objets à étudier, analyser, à classer, à calculer, à mesurer. Descartes en avait donné le principe philosophique, et à partir de Newton, la chose est acquise : la nature est un grand mécanisme (...) Entzauberung : cosmos désenchanté, c’est-à-dire cosmos qui a cessé d’être un monde symbolique, un monde vivant, avec une âme ou des milliers d’âmes, un monde d’énergies aussi... »2 nous dit Jean-Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions.

 

Un cosmos désenchanté est facilement objectivable, c’est-à-dire que l’ensemble de la réalité peut être transformé en objet. Un arbre n’est plus un être à part entière connecté à son environnement, c’est un tas de planches en devenir…« La seule mesure légitime, dans cette modernité capitaliste matrice de tous les nihilismes, est la mesure marchande, comptable, statistique. L’humain perd sa dignité, son humanitas est dissoute, il doit devenir homo oeconomicus. Le cosmos - avec ses formes, ses forces, ses énergies, ses entités - n’est plus qu’une vaste marchandise », toujours selon Mohammed Taleb 3

 

En même temps que le monde se meurt, nous mourons à nous-mêmes. Objectivation et rupture des liens vont de pair. Le monde n’a plus d’âme et l’humain devient un amas de cellules, il cesse d’être un TOUT, qui interagit avec les extérieurs et en lui-même. C’est la séparation du monde vivant et de l’humain, de l’humain en lui-même et d’avec ses semblables, de la science et de l’éthique, ou des différentes disciplines : mathématique, astronomie, et philosophie n’ont plus rien à se dire… Voici le règne de l’individu atomisé, qui pourrait apprendre de ses inventions, notamment scientifiques, si elles ne s’évanouissaient pas dans l’écho de son vide intérieur.

L’argentin Rubèn Dri, philosophe et théologien de la libération chrétienne,  souligne que : « La raison mathématique, que Hegel appelle entendement, ne connaît pas le sens. Elle règne, de façon absolue, sur le quantitatif. Toute la réalité est réduite à la quantité. La réalité est mesurable, totalement homogène » 4

La science émergente des 16-17eme siècles, sera un outil précieux au service de ce nouveau paradigme positivisme. Elle lui offrira les techniques nécessaires pour légitimer la domination occidentale et soumettre le reste du monde. Marx disait que le capitalisme est inauguré par le massacre d’innocents, et nous ne pouvons qu’acquiescer. En Europe, et notamment à travers la mise en place des Etats Nation, l’expropriation des terres des paysans, la nouvelle répartition des espaces (mouvement des enclosures), et l’apparition de la propriété privée des moyens de productions, laissent des populations appauvries qui quittent leurs terres pour gonfler la main d’œuvre docile de l’industrie naissante des villes.  L’aspect économique est à relier avec le fait que dans le même temps les savoirs populaires sont dévalorisés, dans le sens où ils se transmettaient sur des modes différents que la nouvelle rationalité scientiste (la chasse aux sorcières en témoigne). 

 

Les expéditions coloniales entraîneront des pillages de richesses sans fin pour financer la croissance européenne, mais aussi des massacres ou/et la mise en esclavage de nombreux peuples. Là encore si l’aspect économique est central, tout cela n’est possible que parce qu’il est accompagné d’une vision mortifère, de l’occidentalisation du monde, et « un besoin perpétuel de sang à sucer »5. Il est vain de croire aux idéaux d’égalité de n’importe quel état capitaliste et/ou libéral.  El-Hajj Malek El-Shabazz (Malcom X), disait que le capitalisme est indissociable du racisme, et il  « expliquait que depuis l’arrivée du premier bateau d’esclaves jusqu’à l’apparition de notre vaste archipel de prisons et de nos sordides colonies intérieures (Les réserves d’amérindiens), où les pauvres étaient piégés et exploités, l’empire Américain était inexorablement hostile à ceux que Frantz Fanon appelait les « damnés de la Terre ». Cela, et Malcolm en était conscient, ne changerait pas avant la destruction de l’empire »6.

Le libéralisme, philosophie politique issue des Lumières, est intrinsèquement lié aux théories de la suprématie occidentale et aux thèses raciales, comme le démontre Domenico Losurdo, philosophe communiste italien. Il fera émerger « des paradigmes de la naturalisation voire de la divinisation de l’ordre social, qui rendent les hiérarchies sociales et ethniques intangibles et éternelles, mais, surtout, qui fustigent les atteintes à ces hiérarchies comme blasphématoires et contre-nature. Avec Herbert Spencer, pour ne citer que lui, le libéralisme s’attaque férocement à la redistribution des richesses et à l’assistance étatique aux démunis, malgré leur forme embryonnaire à l’époque, et légitime la domination sociale des plus forts, notamment la colonisation (…). Comme J. S. Mill, les libéraux commencent à théoriser une hiérarchie explicitement raciale au sommet de laquelle se trouvent les Blancs, de par leur « mission civilisatrice »7.

 

Le brésilien Leonardo Boff, figure de la théologie de la libération chrétienne, résume ce projet en disant qu’il « peut être résumé comme la volonté de pouvoir/domination/enrichissement à partir de la subjectivation de l’individu blanc, occidental, chrétien et l’objectivation de tout le reste - soit en le soumettant, soit en le détruisant, soit en faisant un reflet de l’Occident -, l’autre (...) doit être subordonné à l’impérialisme de la raison occidentale, au pouvoir de l’Européen et aux intérêts de sa lecture du monde » 8.

 

C’est bien de cela dont on parle : sur l’autel du capitalisme, du dieu profit, et d’une vision réductrice du monde sont sacrifiés des peuples, des vies humaines, mais aussi des cultures, des imaginaires et bien sûr le vivant avec les crises écologiques que nous connaissons, la liste n’étant pas exhaustive… C’est le prix à payer, le sacrifice nécessaire pour une nouvelle idole : la modernité occidentale.

 

Karl Marx parlait  d’un « fétichisme inhérent au monde marchand». « L'obscurantisme des Lumières peut prendre la forme d'un fétichisme de la raison et d'un fanatisme de l'universel qui restent fermés à toutes les manifestations traditionnelles de croyance » écrivait pour sa part Pierre Bourdieu 9. 

Pour Ali Shariati, sociologue, philosophe et militant politique iranien, grande figure de l’islam de la libération : “A l’affirmation du Dieu unique, correspond au commencement une société unifiée dans l’égalité et la justice. Cette unité sociale une fois brisée en différentes classes et groupes, le polythéisme a fait son apparition dans la sphère religieuse. Ce qui signifie que combattre l’inégalité et l’injustice dans le monde devient un devoir religieux, parce que c’est en réalité s’attaquer à l'idolâtrie et au polythéisme »10 .

 

Il était important de faire ce détour, même rapide et donc réducteur, pour bien s’entendre sur le constat. Il serait dommage voir suicidaire de s’attacher aux conséquences désastreuse du capitalisme sans s’attarder sur sa pensée ontologique. Nous disons qu’il est intrinsèquement porteur de mort, de chaos, et de destruction, qu’il ne peut pas être régulé ou prendre un visage plus humain car ses bases philosophiques même sont en cause. Une fois cela posé, nous vous proposons une balade vers une autre vision du monde…

 

Ré-enchanter les mondes : La voie Islamique

 

Miniature en ouverture du Zubdat at-Tawârikh (1583), représentant la Terre, les sept cieux planétaires, les sept pôles, les douze signes du zodiaque, les vingt-huit mansions lunaires et les huit anges porteurs du Trône.

 

Nous habitons le monde comme un TOUT interconnecté, plus grand que la somme de ses parties. Ibn Sina (Avicenne), dans sa vision holistique de la médecine, appliquait cette célèbre parole aux plantes. Mais microcosme et macrocosme dansent ensemble. C’est à dire que l’être humain, la nature et le divin (qui peut être “dit” de multiples façons selon les traditions), entretiennent des liens complexes, visibles et invisibles, et que cette alchimie est plus qu'une simple juxtaposition de plusieurs dimensions.

« Jean Baptiste Vico opposait déjà à la raison de Descarte, «  l’ingenium » qui relie, c’est à dire l'étrange faculté de l’esprit humain à relier » 11

Comme lui et à toutes les époques, d’autres courants ont gardé ces intuitions qui nous disent que nous ne sommes pas seulement des entités séparées, divisées et absentes au monde. Nous les retrouvons notamment dans les courants musulmans qui n'ont pas été altérés par la modernité capitaliste, ou les déviations internes et qui sont resté fidèle au message émancipateur et libérateur de l’islam. Et en Occident autour du thème du ré-enchantement du monde, porté par des philosophes, anthropologues et sociologues. En tant que musulmane occitane 12, je navigue naturellement entre les deux, mais c’est de nos sources musulmanes dont il est question aujourd’hui et auxquelles nous allons essayer de vous faire goûter…

 

Nous ne prétendons pas à une nouvelle approche de l’islam, mais nous opérons plutôt un retour vers l’essence du message d’origine, en assumant les courants qui l’ont préservé et certains de leurs acquis, sous le reflet des étoiles du ciel d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’être dans un rapport passéiste ou d’idéaliser un monde pré-capitaliste, ni de penser que seules nos approches moderne sont dans le juste, et que les anciens n’avaient rien compris… Les esprits éclairés ont toujours brillé, et ils continueront, là est la miséricorde divine.  

 

Nous nous inscrivons dans une filiation historique, de femmes et d’homme qui vivent l’âme du monde, d’abord au sein de l’islam et en lien avec tous ceux qui en font de même autour du monde. L’idée est de penser en terme de complémentarité plus qu’en opposition, ou comme nous le demande l’islam d’emprunter la voie du juste milieu. Nous ne voulons pas choisir entre dialectique et mystique, entre rationalisme et empirisme, transcendance et immanence… mais les penser ensemble, avoir une approche transdisciplinaire, et ouvrir simultanément les champs de la réflexion et de l’action. C’est ce que faisaient très bien les savantes et savants de l’islam dans les époques les plus foisonnantes 13. Et si nous sommes attachés à nos sources religieuses et aux grands penseurs de l’islam, nous nous tournons aussi vers la sociologie, la psychologie, le marxisme ou le post colonialisme, la poésie, ou la contre-culture…

 

Cette pensée du lien, mais aussi nos expériences, nous amène à dire que justice sociale, justice écologique et justesse intérieure ne peuvent que fonctionner ensemble. Là où le mode moderne divise, nous relions, nomades, en chemin pour la libération du monde vivant, constamment en recherche, en appren-tissage. L’univers tout entier est une danse, nous pouvons accompagner ce mouvement fluide et suivre le rythme des battements du Tout.

 

L’islam en lui-même est une théologie de la libération, dans le sens ou les théologiens chrétiens l’ont pensée. Il ne serait donc pas utile dans l’absolu de parler de théologie de la libération islamique. Mais il est parfois nécessaire de définir notre approche comme un islam de la libération  pour se démarquer d’autres courants, comme ceux des « théologiens de l’oppression" 14. Youssef Girard, chercheur musulman français, qualifie ainsi les religieux vendus aux systèmes oppressifs, qui s’attachent à délégitimer les luttes d’émancipation des musulmans.

 

Les sources de l’islam sont le Coran et l’exemple du prophète Muhammad (la sounnah qui signifie chemin, direction ou voie). Lorsque le prophète était encore un jeune enfant, il passa plusieurs années dans le désert avec sa nourrisse (une coutume de l’époque) : « Mohamed nourrira dans le désert une relation bien particulière avec la Nature, qu’il gardera tout au long de sa mission (...). Ces  années ont façonné son regard à accueillir les signes de l’univers et de la création : c’est une école ou la conscience appréhende peu à peu les signes et le sens (Contrairement à un formalisme des rituels religieux sans âme, cette éducation développe une relation au divin qui s’appuie sur la contemplation et la profondeur afin de comprendre le sens, la forme et les finalités du rituel religieux)» 15.

 

Et en effet, beaucoup de versets du Coran nous demandent d'être attentifs aux signes de l’univers et de faire appel à notre intelligence. Par exemple : « Il y a certes dans la création des cieux et de la terre, et dans la succession de la nuit et du jour, des signes pour ceux qui sont doués d’intelligence » (Coran, sourate 3 verset 190).

 

Il est intéressant de relever que le mot utilisé dans le Coran pour désigner les signes, en arabe est ayât et que ce même mot désigne aussi les versets des sourates du Coran.

Seyyed Hossein Nasr, philosophe iranien, écrit que  « (...) le Coran est le cosmos, ce vaste monde de la création dans lequel l’homme vit et respire. Ce n’est pas par hasard qu’on appelle les versets du Coran signes, ou prodiges (ayât), au même titre que les phénomènes de la nature et les événements intérieurs de l’âme humaine. Selon le verset coranique bien connu : « Nous ferons éclater nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils leur deviennent évident que c’est la Vérité » (Coran Sourate 41 verset 53). Dieu manifeste Ses « signes », les VestigiaDei, aux horizons, c’est-à-dire dans le cosmos et, plus spécialement, dans le monde de la nature mais aussi à l’intérieur de l’âme des hommes, jusqu’à ce que ceux-ci réalisent que c’est la Vérité. Ce sont précisément ces signes qui apparaissent dans le Coran. Cette correspondance entre les versets du Coran et les phénomènes de la nature est essentielle car elle détermine la conception musulmane de la nature et la direction prise par la science islamique. Le Coran correspond en un certain sens à la nature, à la création de Dieu. C’est pourquoi contempler un phénomène de la nature doit conduire le Musulman à se rappeler Dieu, sa Puissance et sa Sagesse. L’homme devrait être attentif aux « merveilles de la création » et voir constamment les « signes » de Dieu aux horizons. Cette attitude, qui est l’un des traits essentiels de l’Islam, est intimement liée à la correspondance qui existe entre le Coran et l’Univers " 16.

 

Nous voilà au cœur d’une vision cosmique et globale bien particulière… C’est une exhortation à une intelligence active, en mouvement et à une théologie de la nature.

Selon Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, deux auteurs musulmans français, « Trois cents versets au moins exhortent au respect de la Création (…) Cosmos, Nature… Selon le Livre sacré, la Création tout entière a pour fonction la louange divine. C’est le sens profond de la Présence dans toutes les formes de la vie. Le rythme des astres, leurs trajectoires, la variation des vents, les nuages soumis entre le Ciel et la Terre (…) Tout ce qui nous entoure dans la Nature est manifestation de l’Esprit créateur. Il se cache jusque dans le rythme hyper ralenti des minéraux, comme le découvre la physique quantique. Oui, selon le Coran, les montagnes ont aussi une âme. (…) Si l’on considère avec Rûmî ou Ibn Arabî qu’il y a un lien étroit entre la moindre de nos cellules et l’Univers tout entier, les hommes ont de quoi s’inquiéter : ils ont transgressé le pacte qui les relie au Créateur, failli dans leur mission » 17.

 

Le Coran nous dit « N’as-tu pas vu que c’est devant Dieu que se prosternent tous ceux qui sont dans les cieux et tous ceux qui sont sous la terre, et le soleil, et la lune, et les étoiles, et les montagnes, et les arbres, et les animaux… » (Coran sourate 12 verset 18)

 

« S’il y a une vision cosmique du Coran, c’est parce que le cosmos, comme Création divine, ne constitue pas une collection d’objets neutres, séparés, mesurables. Le Dit coranique est aux antipodes d’une théorie de l’objectivation qui réduirait les éléments du cosmos aux objets d’un protocole expérimental. (…) Les montagnes, les rivières, les cieux, les arbres, les étoiles, les animaux, la terre possèdent une dignité (selon leur mode propre et selon leur constitution intérieure), car ils ont une profondeur, une intériorité, un corps de vie, une âme même. Ce n’est pas parce que ces réalités cosmiques sont créées par Dieu qu’elles sont dignes, c’est parce qu’elles sont, d’abord, des ayât, des Signes qui à la fois signalent et signent » 18 explique Mohammed Taleb.

 

Il est difficile de ne pas vous raconter un épisode de la vie du prophète Muhammad qui nous touche particulièrement Il avait pour habitude de s'appuyer sur le tronc d’un palmier de la mosquée de Médine, pendant le sermon du vendredi. Un jour, ses compagnons lui proposèrent de lui construire une chaire (minbar), pour que sa voie porte plus loin, car l’affluence grandissait de jour en jour. Quand elle fut installée, le prophète monta sur celle-ci et commença son sermon. C'est alors qu'un bruit se fit entendre, provenant du tronc du palmier qui émit un gémissement de douleur, ne supportant pas la séparation avec le Prophète. Le Prophète s’arrêta pour venir le consoler, en passant sa main sur le palmier qui se calma. Il dit à l’assistance stupéfaite « Par Celui qui possède mon âme, si je ne l'avais pas consolé, il aurait continué ainsi jusqu'au Jour du Jugement dernier » 19.

 

Quand le vivant témoigne de la présence divine, que le Coran, parole de Dieu par excellence est lui-même un cosmos, transcendance et immanence s’entremêlement, et l'humain retrouve lui aussi toute sa profondeur. La bio piraterie, le saccage des terres, l’élevage intensif, la marchandisation du vivant, l’injustice, deviennent impensable. Dans un vivant re-sacralisé les êtres humains ont conscience qu’ils dépendent les uns des autres. C’est tout un monde intérieur qui s’ouvre à nous…

 

Continuons justement sur le terrain de l’intériorité, du spirituel, voire du psychologique. Un autre verset du coran nous dit : « En vérité, Allah ne modifie point l'état d'un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes » (Coran sourate 13 verset 11).

Malek Bennabi, penseur algérien, disait que « Faire une "révolution" dans le sens musulman c'est appliquer une technique révolutionnaire inspirée du Coran. Or tout changement radical présuppose, d'après le Coran, un changement dans l'état d'âme ».

Mahmoud Mohamed Taha, politique et théologien soudanais avance quant à lui que « L’islam ultime révèle du stade des individualités. Celles-ci ne peuvent être atteintes lorsqu’on est divisé en soi-même .Lorsque l’esprit conscient n’est plus en conflit avec l’esprit inconscient, l’unité de l’être s’accomplit. Cette unité se caractérise par la sérénité du cœur, la clarté de pensée et la beauté du corps, réalisant ainsi une vie intellectuelle et sentimentale épanouie. La restauration de l’unité de l’être se résume, pour l’individu, à penser comme il le souhaite, à dire ce qu’il pense et à agir selon ses propos. Ceci est l’objectif de l’islam » 20.

Pour Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais « Mohamed Iqbal (grand poète et philosophe pakistanais), a beaucoup réfléchi à la notion de devenir personne ou individu, au va et vient entre notion de communauté et individuation ou individualité. Pour Iqbal l’homme est un projet éthique et il est de notre responsabilité de nous réaliser en tant qu’être humain et de ne pas penser que l’humanité est une chose qui nous est donnée. Nous devons à la fois nous faire humain et faire humanité ensemble. Et ceci car nous sommes les « khalif » de Dieu sur terre, « vice gérant » 21.

Nous reviendrons sur cette notion de Khalif un peu plus loin. Le soufisme est un des modes de connaissance en islam. C’est une voie de réalisation spirituelle, qui amène à unifier l'être en lui-même. Il s'agit ici de libération intérieure, ou l’aspirant apprend à se libérer de l'égo, de ses peurs, des conditionnements mentaux... pour accéder à une noblesse de comportement et de caractère dont le Prophète est l’archétype, l’Insan al-Kâmil des soufis, c'est à dire l'être humain parfait, réalisé.  Souvent ce travail initiatique se fait sous l'enseignement d'un maître, qui quand il est véritable, ce qui est difficile à trouver de nos jours, aide le disciple à se défaire de ses chaînes physiques et mentales, pour devenir enfin libre. Associer à la voie du savoir, c’est celle de l’expérience, du goûter. « Le Coran n’est pas un simple texte à comprendre, c'est le support d’une descente de théophanie «Tajjali»,  une pluie d'étoiles dans le cœur, cela bien au-delà de ce que saisit notre mental » 22.

Les centres subtils de la voie soufi Naqshbandi 23

 

Un individu qui retrouve ainsi toute sa dimension intérieure, et sa connexion au monde vivant, vit selon l’essence de son être contrairement à l'homo economicus du monde moderne...

Précisons que nous sommes ici loin d’une forme de new âge apolitique. Il n’est pas question d’un individualisme exacerbé mais plutôt dans ce que Carl Gustav Jung appelle l’individuation, « un « processus » de transformation intérieure, la prise en compte progressive des éléments contradictoires et conflictuels qui forment la « totalité » psychique, consciente et inconsciente, du sujet » 24.

Il nous semble qu’un véritable travail spirituel permet à l’humain de s’émanciper intérieurement ET extérieurement. Une des particularités de l’enseignement soufi est d’être dans le monde, les disciples gardent souvent une vie sociale intacte, si bien qu’il est parfois difficile de les distinguer, si ce n’est par leur éthique. Des grands maîtres soufis ont lutté contre le colonialisme dans l’histoire récente. Si certaines confréries furent et sont encore utilisées par les puissants comme catalyseurs d’une paix sociale au profit du pouvoir, c’est que leurs enseignements sont fourvoyés, et contre-initiatique.

 

Mohamed Iqbal disait qu’il existe trois sources de connaissances qui permettent de faire apparaître sous son meilleur jour l’esprit de l’islam : l'expérience intime, la nature et l’histoire. C’est à travers le prisme de la filiation, du rapport au monde, à la nature, et de la dimension de libération intérieure, que nous aborderons la suite : l’engagement politique et social, les rapports de race, de classes et de genre... Souvent l'urgence de nos luttes nous pousse à mettre en avant ces derniers, mais la question est de savoir par quels types de femmes et d'homme elles sont portées et dans quelle vision du monde elles s'inscrivent...

Commençons par préciser quelque chose qui nous parait pourtant couler de source : la lutte pour la justice n’est pas une option pour un musulman, elle va de pair avec sa foi. Deux notions sont intéressantes à ce point de vue : la liberté et la responsabilité (Khilafa et wilayah).

On les retrouve notamment dans trois passages clé : Le récit coranique de l’apparition de l'être humain qui relate un dialogue entre Dieu et les anges, ou Dieu annonce aux anges qu'Il va établir sur terre un Khalife (Coran 2.30 et 2 .34).

Puis le passage du dépôt (Amâna’) que Dieu confia aux humains : « Nous avons proposé aux cieux, à la terre, et aux montagnes la responsabilité / le mandat ('Al-Amâna', de la foi, de la liberté, donc de la responsabilité / Dépôt de confiance, intégrité, loyauté).  Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur. Seul l'homme a accepté de s'en charger,  car il est très injuste [envers lui-même] et très ignorant » (Coran Sourate 33 verset 72).

Et le passage sur la co-responsabilité, la Wilayah : « Les croyants et les croyantes sont alliés (awliyaa) les uns des autres. Ils incitent au Bien commun (el maarouf) et déconseillent les mauvaises actions (el mounkar), accomplissent la prière, s’acquittent de la zakat et obéissent à Dieu et à Son prophète » (Coran sourate 9 verset 72).

Dieu a donc établi sur terre un Khalife, l’être humain. Ce dernier a accepté le dépôt divin, Al’Amâna, la responsabilité, que Dieu lui a proposé, et l’injonction d’accomplir le bien sur terre. Il est intéressant de remarquer, que ce n’est pas parce que l’humain serait supérieur au reste de la création qu’il fut nommé khalife, mais bien parce que c’est le seul du fait de son ignorance qui n’en saisit pas toute l’importance et qui l’accepte, contrairement aux cieux, à la terre et aux montagnes…

Pour Asmaa Lamrabet, grande figure marocaine du féminisme islamique « La Khilafa dans son concept coranique est conditionné avant tout par sa responsabilité qui doit être portée par chaque être humain sur terre. Les êtres humains sont les représentants ou dépositaires (non de Dieu mais) de la mission dont le créateur les a assignés sur terre ». Elle nous dit aussi que la “notion de wilayah nous dit que la femme et l’homme sont responsable, à part égale de l’une des finalités les plus fondamentales en islam : faire régner la justice et l'intérêt général (El Maslaha) » 25.

Selon Rumi, grand mystique persan, la liberté est une qualité que seul l’homme parmi les créatures partage avec Dieu en raison du dépôt divin (Al-Amâna'). Les commentateurs disent que ce dépôt divin prend la double forme de liberté et de responsabilité, comme les deux facettes d’une même pièce. Ceci devrait nous amener à une responsabilité individuelle mais aussi collective/sociale de justesse intérieure et de justice sociale.

C’est le contraire de la résignation, un appel constant à la résistance à toute forme d’oppression, car s’il y a une soumission possible, c’est à la volonté Divine. L’humain est donc responsable de l’accomplissement sur Terre d’un ordre Divin.

Ghazali, grand juriste, théologien, et mystique de l’islam décrivait la justice comme l’ensemble des vertus 26. De son côté et non sans provocation Ali Shariati a écrit « Si tu n’es pas sur le champ de bataille, peu importe que tu sois à la mosquée ou au bar ». Il a dit aussi « Tout musulman se doit d’être révolutionnaire et tout authentique révolutionnaire doit être considéré comme musulman, quelques soit sa religion ». Alija Izetbegovic, philosophe et homme d'État bosniaque explique que « L'Islam ne reconnait pas une littérature ecclésiastique au sens européen du mot, non plus d'ailleurs qu'une littérature purement laïque. Tout penseur islamique est un théologien, de même que tout mouvement authentiquement islamique est un mouvement politique » 27. Tout cela est loin de certains courants musulmans bigots qui nous incitent à nous désengagé sous des justifications religieuses approximatives. C’est soit qu’ils tirent avantage des systèmes d’oppressions, soit qu’ils essayent désespérément de convaincre qu’ils sont digne d’en ramasser les miettes. Nous avons dans cette dernière catégorie, en France, une panoplie de pseudo leader à l’esprit colonisé.

Un mouvement musulman ne peut que prôner une égalité fondamentale. La notion de tawhid (que l'on peut traduire par  monothéisme ou unicité) est centrale : c'est la croyance en un Dieu unique sans représentation mentale possible, sans associé, sans égal. Son terme vient du verbe wahada (unifier, rendre unique). Il n’y a pas d'intermédiaire entre le croyant et Dieu. C’est donc une égalité totale : aucun être humain n’est supérieur à un autre, tous sont égaux devant Dieu, seul la piété et les bonnes actions les différencient. Aucunement la classe, la race ou le genre...

Le prophète a dit dans son discours d’adieu : « O gens ! Sachez que votre Seigneur est Unique et que votre père est unique. Sachez qu’il n’y a aucune différence entre un arabe et un non arabe. Il n’y a pas de différence non plus entre un blanc et un noir, si ce n’est par la piété » 28.

et “ Allah ne regarde pas vos apparences et vos biens, mais Il regarde vos cœurs et vos actes » (Hadith c’est-à-dire parole du prophète 29).

et « Sache que tu n’es pas mieux qu’un blanc ou un noir sauf si tu le dépasses en piété » (Hadith 30).

 

Le Coran ajoute « Certes, le plus honoré d’entre vous auprès d’Allah, c’est le plus pieux. Allah est certes Savant et Avisé » (Coran Sourate 49 verset 13).

 

Souad Khaldi nous rapporte que « Abd ar rahman al kawakibi (réformiste syrien) écrivait que les despotes ont peur de la science car ils ont peur que les gens comprennent le sens du tawhid, commun à toutes les religions et si c'était le cas, les gens se retourneraient contre les despotes » 40.

Ajoutons une parole de Alija Izetbegovic « Allahu akbar (Dieu est le plus grand) et le fameux  la ilaha illa allah  (Il n'y a de Dieu que Dieu), sont en même temps les deux devises les plus évolutionnaires de l'Islam. Seyyid Qutb (militant musulman égyptien) observe à bon droit que ces deux dogmes représentent "une révolution contre le pouvoir mondial qui a usurpé les prérogatives fondamentales de la divinité", c'est-à-dire qu’ils consistent à dépouiller les clergés, les chefs des tribus, les princes et les puissants de tout le pouvoir qu'ils peuvent avoir, et à ne l'attribuer qu'à Dieu. C'est pourquoi conclut Qutb, la maxime "Il n'y a de Dieu que Dieu" est l'appel que tous les pouvoirs de tous les temps ont le plus haïs » 41.

 

Artiste : Melanie Cervantes 20" x 26"

Le Tawhid est donc une libération, qui affranchit l’être humain de ses semblables, des forces sociales oppressives, des idoles et des fétiches, et qui applique l’égalité.

Si nous parlons de classes sociales et de redistribution des richesses, nous pouvons évoquer un des cinq piliers de l’Islam, c’est-à-dire une obligation à respecter pour chaque croyant : la zakât. C’est une aumône légale que chacun est tenu de reverser aux plus pauvres chaque année lunaire. Ce n’est pas un choix, c’est un prélèvement obligatoire, non sur le revenu, mais sur la fortune (2.5%).

 

A ce taux une fortune est entièrement abolie en une génération, si bien que nul ne peut vivre en parasite de la seule richesse héritée de ses parents. Une propriété personnelle est entièrement abolie et retourne à la communauté (puisque le fonds social de la “zakat” est consacré aux besoins de la communauté et à l’aide aux nécessiteux.

 

Une des traductions du mot zakât est purification. Dans le Coran, à 82 reprises, le devoir de prière est lié à celui de la Zakât, autrement dit le rapport de l’homme à Dieu n’est jamais séparé du rapport de communauté et de solidarité avec les autres hommes.

Cette aumône purifie le croyant d’un éventuellement attachement malsain pour les biens et de l’avarice. Mais elle montre aussi à quel point subvenir aux besoins des pauvres est une responsabilité collective.

 

Ali Ibn Abou Taleb, gendre et protégé du Prophète Muhammad a dit « Allah tout puissant a imposé les biens des riches dans la mesure qui suffit à assurer les besoins des pauvres. Si les pauvres s’épuisent, ont faim ou sont nus, cela ne peut être que l’œuvre de leur riches. Allah leur en fera rendre compte sévèrement et leur infligera des châtiments cruel ».

 

Ibn Khaldoun qui écrivait que l’injustice détruit la civilisation, disait également « En réalité, la cause de tous ces abus, c’est le besoin d’argent que l’habitude du luxe entretient chez les gens du pouvoir. » 33.

 

Certains oulemas durant la période classique ont développé une pensée sociale très exigeante comme le juriste andalou Ibn Hazm « c’est une obligation pour les riches de prendre leurs pauvres entièrement en charge. L’Etat les y contraint quand la zakat ne suffit pas à leur subvenir. Ainsi il sera assuré la nourriture nécessaire, les vêtements pour l’hiver et l’été, le logement qui protège de la pluie, de la chaleur et des regards des passants. Le musulmans est en droit de prendre les armes pour faire respecter ce principe ».

 

Il est connu que le Coran interdit la riba, que l’on traduit par l’usure, les intérêts dans les échanges, mais qui a une signification plus large, pas seulement économique mais aussi morale (l’appropriation sans droit, trafic malhonnête en tout genre).

 

Nous terminerons en évoquant l’égalité entre femme et homme. Le féminisme islamique qui a une longue histoire, s’est particulièrement développé ces dernières années. Des musulmanes du monde entier ont entrepris une relecture du Coran pour mettre en avant l’idéal du texte et la quête de justice, en condamnant toute domination. Elles déconstruisent les visions patriarcales qui se sont imposées au fil des siècles en devenant parfois des normes. Elles travaillent aussi à décoloniser le féminisme et ont plus à voir avec le Black feminism qu’avec les mouvements féministes séculiers qui leur sont trop souvent hostiles.

Margot Badran, états-unienne et Historienne du Moyen-Orient et des sociétés islamiques, spécialiste en études de genre écrit « L’islam est la seule des trois religions du Livre à avoir introduit dans ses textes l’idée d’une égalité fondamentale de la femme et de l’homme, et à y inclure la question des droits des femmes et de la justice sociale. C’est ce message qui a été perverti au nom de l’islam lui–même. Le patriarcat préexistant, que le Coran est venu tempérer et finalement éradiquer (...) s’est montré fort résistant. Et c’est en dépit de la persistance du patriarcat que la religion musulmane fut adoptée. La manipulation par les franges dominantes de la société fut telle que l’islam finit par être perçu comme naturellement patriarcal au point d’effacer la contradiction inhérente entre la parole révélée et le patriarcat et d’anéantir toute revendication islamique en faveur de l’égalité des sexes et de la justice sociale. Ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que la seule religion qui a inscrit l’égalité des sexes dans ses textes se retrouve aujourd’hui considérée comme la plus machiste de toutes (...).Les musulmans machistes, au niveau étatique, social ou familial, et les détracteurs de l’islam ont un intérêt commun, quoique pour des raisons différentes, à perpétuer cette fiction d’un islam patriarcal »[ii].

Voici donc quelques-uns des nombreux chemins islamiques que nous empruntons…

La Futuwwah, habiter la terre…

Affichage de rue par Baraka – 2014 - Artiste Lua &  Nacha

 

La futuwwah ou javânmardî en persan, la chevalerie, fait à la fois référence à une éthique militaire, « un phénomène social avec son histoire, ses institutions, ses traditions et sa littérature » 35 et une voie de réalisation spirituelle soufi, une  « éthique de combat spirituel ». « Cette notion arabe est très ancienne, antérieure à l’islam, et le Coran l’a adoptée pour lui donner une nouvelle dimension » 36. « En arabe le mot renvoi à des notions de chevalerie (furûsiyya) mais aussi de générosité (karam), de jeunesse (vigueur) et de maturité (rujûliyya) » 37.

 

Dans le Coran, plusieurs références nous aident à en saisir l’essence. Les jeunes héros chevaliers qui se réfugièrent dans une caverne, en se plaçant sous la protection de Dieu sont appelés les fityatu. Amanoullah de Vos, soufi français, nous dit que « les fityatu, désignent ceux qui sont sur le chemin de la futuwwah, terme qui inclut la noblesse, la fidélité au pacte, le courage et la vertu, la jeunesse éternelle. Cette expression est confirmée par leur demande de droiture dans le même verset » 38.  Le grand Ibn Arabi 39 rappelle « que le père fondateur de la futuwwah  est Ibrahim (Abraham), Abu-l-Fityan, celui qui dans son jihad brisa les idoles et nous apprit l’hospitalité. Et un verset du coran indique : «Nous avons autrefois donné à Abraham, que nous connaissons bien, sa droiture ». Ibn Arabi identifie les Fityan de la caverne avec les compagnons du Mahdi. Or le Mahdi est le sauveur annoncé par les écrits, qui se révèlera sur terre pour faire régner la justice et l'équité. Mais les références les plus connues sont deux paroles du prophète Muhammad disant : « Je suis Fatâ fils de Fatâ (allusion à Ibrahim/Abraham) frère du Fatâ (allusion à l’imam 'Ali) », et « Nul Fatâ si ce n’est ‘Ali». Pour en saisir la portée il faut se rappeler que le prophète représente pour nous l’exemple même de l’homme réalisé et du comportement parfait, et savoir qu’Ali’ était connues pour sa proximité avec lui et son grand courage, sa sagesse, sa connaissance, et son attachement à la justice. Futuwwah, fatâ, fityatu, fityan, en arabe, ont la même racine (فتا).

Voici donc une voie ou se mêle droiture, compagnonnage, courage, justice, hospitalité, et noblesse de caractère… Précisons que des femmes éminentes sont aussi rattachées à la Futuwah, la courageuse Fatima, fille du prophète et épouse de Ali’ 40, mais aussi « Karima de Merw (morte en 1070). Elle est d’après Massignon, à mettre en relation avec la “futuwah féminine“ telle que l’aurait fondée Khadidja al-Djahniyya (morte en 1067) » 41.

 

Le combat du Fatâ est peut-être en lien avec la notion kabbalistique du Tiqqun telle que Ivan Segré l’explique 42, c’est-à-dire le fait de "rendre le monde habitable, comme il était à l'origine de la création divine, de lui restituer son habitabilité originelle". Et dans cette optique, toutes formes « d’asservissement ou d'oppression rendent le monde inhabitable". Il s’agit donc d'œuvrer à un monde d'harmonie et de justice.

 

La Futuwah est l’alliance du mystique et du politique. Voilà le point central du cercle.

 

La forme d’organisation d’une Futuwwah, s’il fallait la nommer, s’approcherait plus d’une confrérie, que des structures connues, qui finissent trop souvent par scléroser l’énergie créatrice d’un groupe. Une confrérie sans maître, ou chaque individu est pleinement lui-même, tout en étant liés aux autres par un pacte sacré.

 

Ce qui nous définit, c’est la qualité des liens qui nous unissent.

 

C’est un espace en mouvement, où s’entremêlent la réflexion, l’action et le travail spirituel via le compagnonnage, la clé de voûte. « La plus grande ignorance, c’est l’ignorance du soi-même » disait l'Imam ‘Ali.

 

La tendance au secret qu’évoque une confrérie est aussi une aubaine. Le Comité Invisible écrit « Voir la gueule de ceux qui sont quelqu’un dans cette société peut aider à comprendre la joie de n’y être personne. La visibilité est à fuir » 43. Pour que les pouvoirs en place puissent infiltrer un groupe, encore faut-il qu’ils puissent en saisir les contours. Pour manipuler un membre que l’on retournera contre les siens, encore faut-il qu’il soit manipulable. Le désir de briller, de gonfler son égo, d’être un petit chef en public, notamment chez la jeune intelligentsia musulmane fraichement formatée, et acquise aux techniques de management et de communication « moderne », s’efface dès qu’il s’agit d’agir dans l’ombre. A l’époque ou le moindre de nos gestes est posté en direct sur Facebook, la parole du Prophète nous disant « réalisez vos affaires dans la discrétion » 44 résonne particulièrement.

Les résultats parlent d’eux-mêmes, il est temps de dépouiller nos démarches de tous le fatras organisationnel, médiatique, égocentrique. Il est révélateur de voir qu’avant même d’avoir un véritable encrage de terrain, ou des actions en commun, les "militants de l'image" sont déjà dans tous les médias pour en parler… A l’heure où la contre révolution est partout une affaire de surveillance, de circulation d’informations, et de dénonciations : la discrétion devient autant éthique que stratégique.

Nous devons mettre l’accent sur le qualitatif, d’abord parce que cela reflète notre vision du monde et notre façon de l’habiter mais aussi parce que c’est la meilleure façon de renverser un système qui a privilégié le quantitatif. Re-habiter le réel, dans une société de l'image et du virtuel. Toute alternative peut être récupérer par le capitalisme sauf si elle est  profondément antinomique.

 

Si nos luttes végètent sur le terrain de la réaction, le jeu du pouvoir et du contre-pouvoir durera encore longtemps. Au contraire elles doivent être portées par des individus connectés en eux et avec les mondes, qui ont en étendard l’amitié, la joie, le courage et la foi totale dans leur projet, la pleine profondeur de leur intériorité. Al Sulami écrivait « La Futuwwah c’est avoir un sens de la convivialité et de savoir goûter à des relations joyeuses et amicales » 45. Un concept occitan, la Convivencia 46, nous parle aussi de l’Art de vivre ensemble, dans nos diversités et nos différences. A cet égard les Festivals transformatifs des nouvelles contre-cultures deviennent plus révolutionnaires que bon nombre de nos rassemblements militants résignés et tristes. Le plaisir d’être ensemble, traversé par une force émancipatrice et constructive est le socle des barricades contre les forces de destructions.

 

 

La CONVIVENCIA ou l’art occitan du vivre ensemble

Si les formes de luttes classiques comme les manifestations et les settings restent encore intéressantes c’est davantage parce qu’elles permettent d’expérimenter la force du collectif que pour les résultats qu’elles produisent. C’est l’espace d’un instant se retrouver ensemble, de discussion en discussion, avec des gens qui s’ignorent le reste du temps, de recréer des liens, et de comprendre que nous dépendons tous les uns des autres et d’en faire l’expérience. C’est vivre dans l’instant présent, l’habiter pleinement. Al-Sulami nous rapporte que « La Futuwwah consiste à prendre conscience de la valeur de la situation où l’on se trouve à chaque moment. On nous a rapporté que Junayd a dit : « Les meilleurs œuvres consistent à agir selon les convenances de la situation où l’on se trouve ; que l’on ait en vue ses propres limites, les exigences de l’instant où l’on se trouve et la pleine conformité à son Seigneur » 47. Il s’agit d’être éveillé à soi et au monde, et d’en faire une expérience transformatrice. Mohammed Taleb nous dit que  « la futuwwa est donc conscience vive de l’instant, afin d’en actualiser ses potentialités créatrices. Cette actualisation n’est possible que si nous entrons dans la Présence divine. Or, celle-ci n’est pas autre chose que le Monde dans sa profondeur qualitative. Lorsque nous contemplons le Monde dans ses images archétypales, ses beautés, nous contemplons l’Un qui se donne à nous à travers ses Noms et Attributs qui irradient l’Univers, qui font qu’il est cosmos et non chaos » 48.

 

Un système mortifère ne peut être combattu que par des forces de vies

 

Il s’effondrera pour de bon lorsqu’il aura en face de lui des ÊTRES sur lesquelles ne ricochera plus jamais son écho. Nous devons retrouver les capacités d’agir sur nos vies, notre  pouvoir du dedans comme l’appelle Starhawk, militante états-unienne et sorcière (chamane occidentale), et alors nous ne serons plus ballotés comme des feuilles aux grés du vent par le pouvoir du dehors, c’est-à-dire toutes les violences du système mais aussi les injonctions extérieures qui font de nous des esclaves modernes, en bas d’une échelle hiérarchique conçue par ceux-là même qui sont en haut.  Pour Ibn Arabi, le Fatâ est « par excellence l’homme libre (Hurr) celui qui s’affranchit de l’esclavage de son époque» 49 Les tupamaros en Uruguay disaient : « les mots nous divisent, les actes nous unissent ».

 

Il ne s’agit plus d’avoir des idées mais d’ETRE nos idées, et de nous libérer dans l’action.

 

Nous avons aujourd’hui assez de recul sur le système capitalisme pour savoir que la seule issue est de le détruire. Ali Shariati nous dit que « Lorsque domine le capitalisme, croire à la démocratie et à la liberté de l'homme, revient à faire preuve d’imbécillité et de naïveté ». Nous n’attendons rien de leurs chefs, de leurs lois, de leurs structures étatiques, de leurs démocraties. De même la guerre médiatique ne fonctionne que parce que nous accordons encore de l’attention aux médias. Aujourd’hui partout dans le monde des insurrections spontanées, des évènements imprévus, font que la situation d’un pays peut changer du jour au lendemain. Le plus souvent, ces soulèvements retombent rapidement, soit parce que nous n’avons pas les moyens de proposer autre chose, soit les mouvements qui les portent ne sont que partiellement émancipés des courants qu’ils combattent.

Autrement dit, il faut rompre totalement et profondément avec la philosophie mortifère de la modernité occidentale et travailler en parallèle du système dominant pour nous donner les moyens de notre indépendance.  Malek Bennabi disait « La voie du salut réside dans "la rupture de la dépendance", rupture de la dépendance sous toutes ses formes à l'égard de la civilisation occidentale ».

 

S’il faut résister ce n’est pas tant pour réclamer quoi que ce soit : l’esclave qui réclame au maître, n’obtient au mieux qu’une plus grande cellule mais ne sort pas de prison. Mais pour avoir assez de marge de manœuvre pour rester en vie et préparer d’autres mondes. Acquérir des permissions de sorties ou de visites pour s’émanciper du maître, et préparer le jour où la prison s’effondrera pour laisser la place à d’autres horizons…

 

Nous souhaitons tous la fin de l’agriculture intensive ? : réapprenons à travailler la terre ou à sauvegarder des semences. Nous voulons enterrer l’industrie pharmaceutique ? : sauvegardons les médecines traditionnelles et les moyens de nous soigner. Nous croyons dans le potentiel de nos enfants : expérimentons des moyens d’éveiller leurs esprits. Nous voulons reprendre la main sur nos lieux de vies : nous devons compter parmi nous des maçons, des architectes, des artistes. Nous voulons nous défendre contre la violence d’état ? : Nous devons partager nos expériences vécues et inventer de nouvelles techniques pour résister à l’assaut des flics, pour démasquer des civils, pour se replier, pour se porter secours.

 

Toutes les compétences que l’on nous a volées, celles que l’on a encadrées pour les utiliser contre nous, celles que nous avons délégués aux hautes sphères de l’état : nous devons nous les réapproprier. Nous devons compter dans notre camp des gens compétents dans tous les domaines, des hackers, des cueilleurs de plantes médicinales, des maîtres d’art martiaux, des sociologues, des ingénieurs, des charpentiers, des mécanos, des paysans, des musiciens et des poètes… capables de transmettre leur savoir. Nous devons libérer des zones pour rendre cela possible, des espaces physiques autant qu’intérieurs. Testons d’autres techniques de prise de décisions. Le principe coranique de shura peu ici prendre tout son sens.  La “shura”, qu’on peut traduire par la concertation ou délibération, fait référence à des passages coranique (et a été mis en pratique très souvent par la prophète), ou la communauté se rassemble et discute à l’élaboration et l’application de décisions qui les concerne. Ce concept exclut à la fois tout despotisme d’un homme, d’une classe ou d’un parti, comme toute forme de démocratie purement statistique ou déléguée.

 

Puisque nous sommes en occident, utilisons les marges de manœuvres qu’il nous reste pour piller le savoir de l’ennemi. Détournez les fonds de financement de formation tant que vous le pouvez. Apprenez de vos anciens et des gens du quartier. Echangez, et exercez-vous. Profitez des bibliothèques. Renseignez-vous : nombreux sont déjà dans cette dynamique. Comme les domaines sont infinis, chacun y trouvera sa place. Paulo Freire, pédagogue brésilien disait « Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde ». Nous suivons ainsi les nombreuses injonctions Coranique qui incitent les croyants à chercher la connaissance. Une célèbre parole du prophète nous dit « Cherchez la connaissance du berceau jusqu'à la tombe et allez jusqu'en Chine s'il le faut ». Collecter des semences devient tous aussi spirituel et politique que méditer, construire un abri, philosopher, chanter ou cuisiner pour sa communauté (communauté au sens large : celle des sœurs et frères en luttent, peu importe leur religion).

 

 

Notre capacité à détruire ce système doit être à l’image de notre capacité à proposer autre chose.

 

 

Nous oublions aujourd’hui, à quel point le message coranique aux alentours de l’an 620 était révolutionnaire dans une société d’injustice et de débâcle. Le prophète s’appuyait sur le Coran mais il incarnait pleinement ces valeurs. Il a convaincu par l’exemple. Par une alliance alchimique entre l’exigence, qui ne signifie pas intolérance ou rigidité, et que l’on retrouve aussi chez Aïssa (Jésus) et un comportement profondément humain et bienveillant. C’est-à-dire que si l’on se place dans une quête sincère de cheminement intérieur, aucune concession n’est possible. L’injustice, le mensonge ne peuvent être tolérés, quel que soit le prix à payer, mais en même temps il s’agit de convaincre les cœurs les plus endurcis. Pour le prophète cela allait jusqu’à traiter de la meilleure façon les prisonniers de guerres, qui l’avaient attaqué, même lorsqu’il s’agissait de personnes ayant commis les pires atrocités contre lui ou ces proches. Il était d’une mansuétude sans limites, accueillant chacun dans sa diversité, sans pour autant transiger avec ce qu’il savait juste.

 

C’est le chemin que nous essayons de suivre, celui de la liberté, de l’ouverture, du partage, du courage, de la joie et de l’exigence. En tant que musulman, voilà une esquisse des valeurs de la Futuwwah, nos racines. C’est justement parce que nous sommes ancrés quelque part que nous pouvons nous relier à d’autres visions réenchantées, partout dans le monde.

Le Sumak Kawsay 50

 

Voici le temps d’INCARNER nos rêves, et d’HABITER LES MONDES, pour continuer de faire émerger d’autres paradigmes, qui à force de croître remplaceront celui que nous ne voulons plus…